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L’histoire a retenu le dimanche 22 janvier 1905 comme le point de départ de la première révolution russe.

Ce jour-là, les masses ouvrières de Petersburg et leurs familles, endimanchées et sans armes, partaient en procession pacifique vers le Palais d'Hiver, derrière leur leader, le pope Gapone, avec icônes et oriflammes. Des milliers d'ouvriers avaient quitté leurs usines, leurs quartiers, pour apporter à leur souverain une supplique, une pétition qui décrivait toutes les persécutions et l'exploitation qu'ils subissaient. Du froid et des courants d'air qui traversaient les fabriques, à l'état de misère et de servitude dans les campagnes, la pétition exprimait tout de la condition des masses opprimées mais surtout leur exaspération qui grandissait.

Le tsar répondit à ses sujets en faisant donner la troupe. La brutalité policière finit en bain de sang, laissant sur le pavé, ce « Dimanche sanglant », des centaines de morts et des milliers de blessés.

Comment en était-on arrivé là ?

Les récits de cette journée mettent souvent en avant la naïveté des masses ouvrières, leur arriération. Mais il n’y avait rien de spontané ni d’arriéré dans cette immense marche ouvrière vers le palais du tsar. Cette journée était en fait le point culminant d’une grève de masse qui avait mis en mouvement tout au long du mois de janvier la classe ouvrière de Petersburg.

Depuis le 3 janvier, des milliers d'ouvriers étaient en grève à l'usine Poutilov. La grève s'était étendue ; en plusieurs jours, elle avait gagné tous les secteurs de l'industrie, du commerce et des transports. Au départ, c’était une grève économique, partie d’un motif insignifiant, mais en s’étendant, en entraînant d’autres secteurs par dizaines de milliers, elle s’était transformée en un fait politique.

Depuis des mois, une contestation politique plus large s’était développée contre l’autocratie tsariste, particulièrement active dans les milieux de la bourgeoisie libérale qui réclamait une démocratisation du régime, profitant de l’affaiblissement, du discrédit de l’autocratie tsariste, suite à la débâcle de la guerre russo-japonaise. Elle réclamait une Constitution, et cherchait à faire pression sur le tsar par les voies légales, à travers sa presse, et une vaste campagne de banquets, de motions, de protestations, de pétitions, qui entretenait toute une agitation politique.

Pour donner le change, le tsar avait mis en place un gouvernement qui annonçait une ère nouvelle de rapprochement entre le pouvoir et le peuple, qui promettait vaguement une démocratisation. Mais aussi timides que soient les méthodes de la bourgeoisie libérale, elles encourageaient les masses ouvrières qui revendiquaient la Constitution avec leurs méthodes à elles, de puissantes manifestations de rue. Et contre la rue, le tsar avait envoyé les cosaques en décembre.

Le pouvoir apparaissait déstabilisé, affolé, oscillant entre les vagues promesses de réforme et la répression. Cela ne faisait que renforcer la conscience politique des masses et faire tomber les illusions.

C’est tout cela qui aboutit aux grèves de janvier et à la manifestation du 22 janvier.

La pétition qui devait être portée au tsar s’était élaborée dans les onze sections de la « Société des ouvriers des fabriques et des usines », une organisation issue de la police, qui fait que c’était la seule légale. Un de ses leaders était un pope, aumônier d’une prison, Gapone, qui surfait sur le mouvement populaire. C’est dans ce cadre que les meetings s’étaient succédé sans interruption, les assemblées, pour élaborer, rédiger la pétition… Dans ces assemblées ouvrières publiques, les militants sociaux-démocrates étaient intervenus largement, s’étaient démultipliés, avaient travaillé les masses de leur propagande et de leurs mots d’ordre. Et parce qu’ils correspondaient aux besoins démocratiques des masses, les mots d’ordre de la social-démocratie étaient devenus ceux de la masse et de la pétition.

La pétition décrivait toutes les persécutions et l'exploitation des opprimés. Mais son contenu était clairement un contenu politique de classe, qui exprimait la force des masses qui entraient en lutte pour leurs droits : elle réclamait l’amnistie, les libertés publiques, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la journée de 8 heures, des augmentations de salaires, la cession progressive des terres aux paysans, le droit de grève, et surtout, la convocation d’une assemblée constituante au suffrage universel, non censitaire.

La journée du 22 janvier est celle où « le prolétariat se mit en marche pour la première fois sous un étendard qui lui appartenait en propre, vers un but qui était bien à lui » (Trotsky). C’était la première confrontation directe de la classe ouvrière en tant que telle avec l’autocratie tsariste.

La classe ouvrière n’avait pas encore les forces et l’organisation pour emporter la victoire et renverser le régime.

A l’issue de ces journées de janvier, la confrontation était allée jusqu’au bout de ses possibilités du moment.

Mais le puissant mouvement de grève de janvier et l'impact du Dimanche rouge qui avait porté le prolétariat sur le devant de la scène, eurent un puissant retentissement dans tout le pays. La comédie du « printemps » libéral, du rapprochement entre le pouvoir et le peuple, était finie.

Après les évènements de janvier, la grève de masse s’éparpille dans les mois qui viennent en une multitude de grèves économiques qui gagnent tout le pays.

Le prolétariat prenait conscience de sa force, entrait en lutte pour ses droits. Dans la lutte, il travaillait à son unité, s'organisait. Durant ces mois d’agitation, la grève toucha cent vingt-deux villes et villages, plusieurs secteurs des mines, les compagnies de chemin de fer dans leur ensemble. Les uns après les autres, les secteurs industriels, les entreprises, entraient dans la lutte. Le mouvement gagnait les régions les plus reculées, les masses les plus arriérées découvraient l'action.

Dans les campagnes, la conscience des paysans s’éveillaient. Des mouvements de paysans allaient collectivement, froidement, récupérer sur les domaines des grands propriétaires ce qu’ils considéraient comme leur dû.

Dans l’armée, des mutineries éclataient contre l’incurie du commandement et la discipline. La mutinerie des marins du cuirassé Potemkhine en juin 1905 a été, selon Lénine, « la première tentative de créer l'embryon d'une armée révolutionnaire », sous le contrôle des marins et des soldats. Après avoir désarmé et neutralisé leur hiérarchie, les marins trouvèrent l’appui des ouvriers révolutionnaires d’Odessa.

Partout les grèves, les soulèvements, s’encourageaient, se nourrissaient les uns des autres et se renforçaient.
« On a besoin de se rendre compte pour soi-même, pour le prolétariat des autres régions et enfin, pour le peuple entier, des forces que l'on a accumulées, de la solidarité de la classe, de son ardeur à combattre ; on a besoin de faire une revue générale de la révolution. », écrivait Trotsky.

La logique de la lutte de classe faisait alors dire aux bolcheviks qu'« après le 9 janvier, la révolution ne connaîtra plus d'arrêt ». Elle était inscrite au cœur des contradictions de la société russe. Les militants du parti social-démocrate qui préparaient depuis de longues années ce réveil du prolétariat se trouvèrent confrontés à de nouvelles tâches.

Ils avaient joué un grand rôle dans les journées révolutionnaires de janvier. Leur organisation qui touchait plusieurs milliers d'ouvriers à Pétersbourg (environ 8000) leur avait permis d'aider à l'organisation des masses et ils avaient gagné leur confiance en formulant, au cœur même de ces masses, les mots d'ordre qui exprimaient leurs besoins, et qui étaient devenus les mots d'ordre de tous. Les bolcheviks se préparaient maintenant à organiser et diriger la révolution, à conduire les masses opprimées vers l’objectif de la prise du pouvoir. Mais au sein du parti, mencheviks et bolcheviks étaient divisés sur les perspectives ouvertes par la situation révolutionnaire. Les mencheviks hésitaient, reculaient devant la perspective de préparer la prise du pouvoir, suivistes vis-à-vis de la bourgeoisie libérale. Ils pensaient que la révolution devait d’abord passer par une étape bourgeoise. Deux politiques divergentes s'affirmaient, se confrontaient.

Octobre, la grève redémarre : de son développement émerge son organisation et sa direction : le soviet.

Après des mois d’agitation révolutionnaire, tout s’accéléra au mois de septembre. D’abord dans les universités qui deviennent à ce moment le lieu d’une intense activité politique, entretenue par les intellectuels radicaux. Des assemblées populaires, où se retrouvaient tous ceux qui venaient à la révolution, s’y tenaient en permanence. Les ouvriers allaient tout droit à l’université à la sortie de l’usine. Ils y faisaient directement l’expérience de la démocratie. Ils y découvraient les idées socialistes, marxistes. « La parole révolutionnaire était sortie des souterrains, et retentissait dans les salles de classe, les corridors, et les cours de l’université. La masse s’imprégnait avec avidité des mots d’ordre de la révolution. » (Trotsky)

A Pétersbourg, une nouvelle manifestation de masse de l’ensemble de la classe ouvrière n’était prévue que beaucoup plus tard, (3 mois plus tard) pour l’anniversaire du Dimanche sanglant. Mais les évènements se précipitèrent.

Le 19 septembre, à Moscou, les compositeurs d’une grosse imprimerie, l’imprimerie Sytine, se mettent en grève. Ils exigent une diminution des heures de travail et une augmentation du salaire aux pièces (ils étaient payés au nombre de caractères d’imprimerie), demandant que la pose des signes de ponctuation soient payés au même tarif que les autres lettres.

La grève se répand comme une trainée de poudre. Des secteurs industriels se mettent en grève en solidarité avec les travailleurs de la presse, d’autres se sentent encouragés à entrer en lutte pour leurs propres revendications. Avec l’entrée en grève des cheminots, le mouvement se généralise jusqu’à paralyser une grande partie du pays à partir du 8 octobre. (700 000 cheminots, la quasi-totalité, avaient arrêté le travail). Le télégraphe s’arrête.

Sans mot d’ordre des partis, sans préparation, la grève devient générale. Elle devient politique. Aux revendications professionnelles des secteurs s’ajoutent maintenant les revendications et mots d’ordre de la classe ouvrière dans son ensemble, les mots d’ordre de la révolution : « la grève commence à sentir qu’elle est elle-même la révolution et cela lui donne une audace inouïe » (Trotsky). Elle demande une assemblée constituante et la République démocratique. Elle lutte pour abattre l’autocratie tsariste. Ses mots d’ordre étaient bourgeois : une constitution, la République démocratique, mais sa force vive et ses méthodes étaient prolétariennes.

De son centre vital, Petersburg, elle gagne Moscou et les régions les plus éloignées du pays.

La grève n’est pas passive. La poste, le télégraphe et les trains fonctionnent pour transmettre ses mots d’ordre, pour transporter les journaux ouvriers, pour envoyer partout dans le pays les délégués de la grève. Les imprimeries sont réquisitionnées pour l’impression des journaux, de la propagande.

Là où la grève se heurte à la répression des cosaques, elle passe à l’offensive. Dans plusieurs villes du midi, les ouvriers élèvent des barricades, prennent d’assaut les magasins d’armes pour faire face à la troupe.

Des soldats commencent à se montrer dans les meetings pour dire qu’ils sont « avec le peuple ». Des bataillons de soldats et de marins, au sein desquels circule la propagande des sociaux-démocrates sont gagnés à la classe ouvrière et au mouvement.

La classe ouvrière finit par rallier à elle la petite bourgeoisie radicale, les intellectuels, y compris la bourgeoisie industrielle qui veut au plus vite la constitution et le retour à l’ordre pour que les affaires reprennent. La classe ouvrière impose ses méthodes, celle de la grève générale de masse : les professeurs, les magistrats, les avocats, les médecins, les intellectuels arrêtent le travail... les commerces ferment.

Ce n’est pas l’insurrection, c’est la grève politique qui s’affirme, qui affirme ses objectifs.

Le soviet 

A Pétersbourg, s’organise alors un conseil des députés ouvriers, pour répondre aux besoins pratiques d’organisation et de direction de la grève. Ce conseil, le soviet en russe, va jouer durant toutes les semaines révolutionnaires qui vont se poursuivre jusqu’en décembre, le rôle de direction incontestée, reconnue de tous, de la révolution.

Aucune des organisations politiques existantes ne pouvait à elle seule représenter le cadre large et démocratique dont la classe ouvrière dans son ensemble avait besoin pour développer et organiser la lutte. Les partis révolutionnaires -bolcheviks, mencheviks, socialistes-révolutionnaires pourtant capables de mobiliser plus de 10 000 ouvriers à Petersburg - ne pouvaient, du fait de leurs structures clandestines, à eux seuls unifier par des liens vivants, dans une seule organisation, les milliers et les milliers d'hommes et de femmes qui entraient dans la lutte.

Il fallait une organisation de la grève dans laquelle tous les courants révolutionnaires puissent trouver leur place et qui pour avoir une quelconque autorité sur les masses en lutte soit largement représentative de tous les éléments révolutionnaires, des plus conscients aux plus arriérés et exploités. Trotsky : « Quel principe devait-on adopter ? La réponse venait toute seule. Comme les seuls liens qui existaient entre les masses prolétaires dépourvues d’organisation, était le processus de la production, il ne restait qu’à attribuer le droit de représentation aux entreprises et aux usines ».

Une des deux organisations social-démocrate de Petersburg prend l’initiative de réunir un premier conseil ouvrier révolutionnaire autonome, alors que la grève est en train d’atteindre son apogée.

Le 13 octobre au soir, dans les bâtiments de l’institut technologique, a lieu la première séance du futur soviet. Il n’y avait pas plus de trente à quarante délégués d'usines, quelques délégués des partis révolutionnaires et des syndicats.

Le soviet décide d’appeler immédiatement le prolétariat de la capitale à la grève politique générale et à l’élection de délégués, sans que cela fasse le moins du monde discussion. La grève générale politique, qui avait suscité des débats idéologiques passionnés au sein du mouvement révolutionnaire russe et allemand, avec ses partisans anarchistes et ses détracteurs, s’imposait là comme une évidence. La pratique s’imposait à la théorie.

Le soviet s’organise dans les jours qui suivent : un délégué par groupe de 500 ouvriers. Les petites entreprises industrielles s’organisaient pour former des groupes d’électeurs. Les syndicats organisés avaient droit de représentation.

Le soviet rencontre immédiatement un écho considérable en appelant à généraliser la grève et à élire dans chaque secteur, chaque usine qui entrent dans la grève ses représentants au soviet. Dans les jours qui suivent, toute usine qui se mettait en grève nommait un représentant et l’envoyait au soviet. À la seconde séance, quarante grosses usines étaient déjà représentées, ainsi que deux entreprises et trois syndicats : celui des typographes, celui des commis de magasin et celui des comptables.

Le soviet des députés ouvriers s'impose rapidement comme la seule autorité à laquelle acceptent de se soumettre les masses ouvrières. Il devient pour les ouvriers de Petersburg leur « gouvernement prolétarien ». Il a son propre journal, les Isvestias, qui va répandre ses mots d’ordre d’un bout à l’autre du pays, pénétrer les campagnes, la plupart du temps tiré dans les imprimeries réquisitionnées et transporté sans aucune interruption grâce à l’organisation des ouvriers des transports.

Le soviet, représentatif des plus larges masses, issu de ces masses elles-mêmes, amplifiait par ses appels, démultipliait, ce que la grève imposait dans les faits : la liberté de réunion, d'association, la liberté de la presse, le contrôle de l'approvisionnement, de la production et des transports… Alors que le mouvement ouvrier révolutionnaire affichait l'objectif politique bourgeois de la convocation d'une assemblée constituante élue au suffrage universel « dans le but d'instituer en Russie une république démocratique », il mettait en place, dans les faits, son propre pouvoir, un embryon de pouvoir prolétarien, dont la direction, organe à la fois législatif et exécutif, était le soviet des députés ouvriers.

L'absolutisme tsariste, ébranlé, paralysé devant la grève générale, recule et concède une Constitution, le 17 octobre.

Dès le lendemain, le soviet déclare que : « la grève générale continue ».

Fortes de leur victoire, les masses ouvrières exigent maintenant l'amnistie de tous les prisonniers, la dissolution de la police, l'éloignement des troupes de la ville à plus de 30 kms, la création d'une milice populaire. Le recul de l'absolutisme encourage les masses, renforce leur énergie, légitime leurs revendications. Le soviet lance une campagne pour la liberté de la presse et toute forme de censure qui, avec l’appui du syndicat des ouvriers de la presse se transforme en vaste mouvement de réquisition des imprimeries pour imprimer la propagande révolutionnaire.

Après l’annonce de la Constitution, la grève reflue dans les provinces, elle perd de sa force à Moscou et à Pétersbourg. Le soviet fixe alors la reprise du travail au 21 octobre à midi. Il organise une gigantesque manifestation dans la ville. Des centaines de milliers d’ouvriers reprennent le travail en bon ordre au même moment.

Il aurait alors suffi d’une étincelle, du moindre prétexte pour qu’explose la confrontation inévitable entre les masses ouvrières et le pouvoir tsariste.

Cette confrontation, le soviet consciemment, en repoussa l’échéance. La conscience des masses ouvrières et paysannes dans le pays n’avait pas encore atteint celle de la classe ouvrière de Petersburg ou Moscou, qui avait aussi constitué son propre soviet. Et sans l’appui conscient et organisé des provinces, le renversement de l'absolutisme était voué à l'échec. Expliquant à chaque étape le rapport de force et les obstacles qu'il restait encore à franchir, le soviet fit le choix de retenir les masses ouvrières de Petersburg prêtes à l'affrontement et de reporter l'heure de la confrontation « non pas au jour et à l'heure qu'a choisis Trepov (le chef de la police), mais lorsque les circonstances se présenteront d'une manière avantageuse pour le prolétariat organisé et armé. »

La grève générale d'octobre fit la démonstration que la révolution pouvait au même moment soulever toutes les villes de la Russie, entrainer les campagnes et l’armée, et que le prolétariat en était le moteur, le seul qui pouvait conduire les masses au renversement du pouvoir.

La grève politique de masse avait mit les adversaires face à face, mais n'avait pas accompli de « coup d'Etat ». Pleins d’illusions sur la promesse de la Constitution, les bourgeois libéraux se réjouissaient du succès de la grève qui a « radicalement transformé le régime gouvernemental de la Russie ». Dans les faits, rien ne changeait : dans le nouveau « régime officiellement constitutionnel », c’était toujours la même bureaucratie, la même police et la même armée… Le régime n'avait même pas cru bon de mettre en place un parlement.

Dressés l’un contre l’autre, chaque camp se préparait à la prochaine étape.

Le mouvement révolutionnaire se concentrait sur son organisation et son élargissement aux masses les plus arriérées.
Le pouvoir tsariste, en même temps qu'il était contraint de lâcher d'une main la promesse d’une démocratisation du régime, préparait ses troupes à la contre offensive, et convoquait la réaction pour organiser une terreur noire contre les ouvriers. La lutte des classes se clarifiait, s’exacerbait.

Les cosaques, Cent-Noir, tout ce que le pays compte de réactionnaire est alors galvanisé pour orchestrer une vague de pogroms dans plusieurs villes, contre les quartiers populaires juifs et ouvriers, une véritable Saint-Barthélemy. Dans une centaine de villes, la réaction fit de 3 à 4000 morts et une dizaine de milliers de mutilés. Mais la terreur noire, loin de paralyser la classe ouvrière, provoqua un vaste mouvement d’armement des masses. En plus des réquisitions d’armureries, toutes les usines de métallurgie se mirent à la fabrication d’armes de toutes sortes. Dans les quartiers des usines, les ouvriers organisent des milices qui patrouillent en permanence et protègent les imprimeries et locaux de la presse révolutionnaire. « En s’armant pour se défendre contre les bandes noires, le prolétariat s’armait par là même contre le pouvoir impérial. »

La bourgeoisie capitaliste, les industriels, qui avait d'abord soutenu le mouvement des masses ouvrières pour la Constitution se retourna contre la révolution et les ouvriers qui, en affirmant leurs droits et en luttant pour leur existence, se dressaient maintenant contre le capital bourgeois. Ils se mirent sous la protection du tsar et rallièrent le camp de la réaction.

Les leçons qui furent tirées de ces évènements d’octobre par les militants sociaux-démocrates et les couches les plus avancées de la classe ouvrière allaient conditionner la suite : pour gagner, la révolution avait besoin de gagner à elle les soldats, de s'armer elle-même, de gagner l'appui des masses paysannes.

La grève de novembre : le mouvement gagne la campagne et l'armée

Il ne fallut pas attendre bien longtemps pour franchir cette nouvelle étape de la révolution.

Au début du mois de novembre, le mouvement continuait à gagner en profondeur, se renforçait en s'élargissant, en gagnant de nouvelles couches de la société. Les ouvriers mettaient en pratique directement l’amnistie en ouvrant les portes des prisons. L'effervescence révolutionnaire gagnait aussi l'armée, des soldats jusqu’aux officiers. Des meetings grandioses étaient organisés dans les casernes. Pour la première fois, les casernes s'ouvraient aux représentants ouvriers et aux agitateurs politiques.

Une mutinerie militaire éclate alors à Cronstadt, sur les bords de la Baltique. Une terrible répression s’abattit sur les marins, dont les meneurs furent traînés en cours martiale. La loi martiale fut déclarée dans toute la Pologne, où se trouvait alors Cronstadt et qui était sous la domination de l’impérialisme russe. Le soviet appelle à la grève générale de solidarité. Il affirmait par là la solidarité internationale des ouvriers russes et sa conviction que la révolution ne gagnerait qu’en dépassant les frontières russes et en gagnant les masses opprimées de toute l’Europe.

Petersburg fut à nouveau entièrement paralysée par la grève de solidarité, qui se prolongea durant cinq jours, eut un retentissement dans toutes les régions et gagna à la classe ouvrière la sympathie de bataillons entiers de soldats et de marins dans tout le pays. L’alliance des ouvriers et des soldats était en marche.

La grève fit reculer l’autocratie. La loi martiale et les sanctions furent levées.

Cette nouvelle puissante démonstration de force du prolétariat s'arrêta en bon ordre, à l’appel du soviet, au cinquième jour et elle fut relayée par un formidable mouvement qui se déclencha dans les usines pour la journée de 8 heures. La classe ouvrière, consciente de sa force, imposait maintenant ses conditions au capital. Le soviet relaya la revendication de la journée de 8 h qui s'imposait à tous en appelant les ouvriers à l'établir de leur propre chef en quittant l'usine les 8 heures effectuées. Le mot d’ordre partout repris était : « les 8 heures et un fusil ».

Le mouvement mettait en pratique cette conviction des bolchéviks qu’il y avait un lien profond, une unité entre la lutte sociale et la lutte politique pour la conquête du pouvoir, que les revendications économiques et l’objectif politique du pouvoir se mêlaient dans un même mouvement des masses opprimées qui entraient en lutte. Chaque lutte revendicative d’un secteur ouvrier, aussi minime soit la revendication, contribuait au mouvement politique de la classe ouvrière dans son ensemble pour la conquête du pouvoir. Les marxistes dogmatiques n’y retrouvaient pas leurs petits.

A propos de la grève des typographes qui avait été à l’origine de la grève de masse d’octobre, Trotsky disait : « Et c’est cet évènement mineur, ni plus ni moins qui a pour résultat d’ouvrir la grève générale politique de toute la Russie ; on commençait par des signes de ponctuation et l’on devait, en fin de compte, jeter à bas l’absolutisme ».

Dans le courant de novembre, le mouvement gagnait à son tour la campagne, qui adoptait ses propres méthodes de lutte : les paysans confisquaient les terres des propriétaires, prenaient les stocks, le bétail, les foins, pour ravitailler immédiatement les villages miséreux et affamés, des grèves et boycotts pour une diminution du fermage ou des augmentations de salaires éclataient partout ; les paysans refusaient de fournir des recrues à l’armée, de payer l’impôt et les dettes.

Travaillée par la propagande des militants des partis révolutionnaires, entraînée, encouragée par la grève des ouvriers des villes, la révolte s'organisait ; la volonté d’unification du mouvement paysan déboucha sur l'organisation d’un congrès de l'Union paysanne.

La question se posait alors concrètement de mener la bataille décisive pour le renversement du régime. Les tâches et l'objectif étaient clairement et publiquement définis par le soviet de Petersburg : renforcer l'organisation du prolétariat, passer à l'organisation militaire des ouvriers, à leur armement. Les mots d’ordre du soviet découlaient de la situation elle-même, du niveau atteint par la lutte de classe. Aucun des deux camps, celui de l’autocratie d’un côté et des masses ouvrières de l’autre ne pouvait plus reculer. L’affrontement était inévitable. « Il devint clair qu'il n'y avait plus de retraite possible, ni du côté de la réaction, ni de l'autre, que la rencontre décisive était inévitable, et que ce n'était plus une question de mois ou de semaines, mais bien une question de jours. » (Trotsky)

L’autocratie tsariste en prit l’initiative. Le 3 décembre, le gouvernement fit arrêter le président et tout le soviet de Petersburg.

L'autocratie tsariste à laquelle se rallièrent les derniers pans de l'opposition libérale, étendit la loi martiale. La provocation gouvernementale donnait le coup d’envoi de la confrontation.

La révolution continuait à gagner du terrain. Mais il était clair qu’elle manquait de temps, qu’elle avait encore à gagner à elle de larges masses dans le pays, dans les campagnes...

Lorsque le gouvernement fit arrêter le soviet des députés, les ouvriers de Petersburg répondirent par la grève. Le mot d’ordre de la grève est repris dans plus de trente grandes villes du pays.

Le 6 décembre, alors que l’agitation gagne la garnison de Moscou, le soviet de Moscou décide avec les partis révolutionnaires de déclarer la grève politique générale pour le lendemain, 7 décembre, avec l’intention de la transformer en une insurrection armée (il représente à cette époque cent mille ouvriers).

À Petersburg, la grève démarre massivement le 8, prend toute son ampleur dans les jours suivants ; mais le 12, elle commence à décliner.

Les ouvriers comprennent plus clairement que partout ailleurs qu’il s’agit, cette fois, non d’une simple manifestation, mais d’une lutte à mort avec le pouvoir. Les ouvriers avaient face à eux les forces militaires les plus nombreuses, les plus organisées, dont le noyau était constitué des régiments de la garde du tsar, les plus fidèles à l’autocratie. Les ouvriers de Petersburg étaient pleinement conscients qu’ils n’avaient pas les forces, seuls, de l’insurrection révolutionnaire, tant que l’absolutisme n’était pas suffisamment ébranlé par le soulèvement du reste du pays. Seule, une victoire importante en province pouvait donner aux ouvriers de Pétersbourg la confiance pour lancer l’insurrection. Mais le mouvement en province n’avait pas l’ampleur et la profondeur suffisante et, après beaucoup d’hésitations, le mouvement bat finalement en retraite dans la capitale.

C’est à Moscou que les évènements allèrent le plus loin.

Les combattants des organisations révolutionnaires et des secteurs ouvriers les plus conscients, organisés militairement en milices légères, commençaient à désarmer les policiers dans la rue, tentaient de rallier à eux les bataillons de soldats lancés dans la ville par la réaction. Certains hésitaient, se laissaient gagner, ou refusaient de tirer sur les ouvriers et rentraient dans leurs casernes. Plusieurs bataillons de Cosaques, ébranlés, firent demi-tour devant les ouvriers. La révolution, armée, déterminée, prenait l’avantage.

Des barricades sont élevées dans la ville. Du 9 au 17, pendant 9 jours, les combats de rue opposent les milices ouvrières et les bataillons rapatriés en renfort de plusieurs villes de province. Il n’y a que quelques centaines d’ouvriers armés, qui utilisent la tactique de la guérilla contre la troupe, mais une population de centaines de milliers d’habitants qui dressent des barricades, approvisionnent les combattants, paralysent la troupe par tous les moyens. Le pouvoir fait alors donner les régiments les plus disciplinés, les plus fidèles à l’autocratie. Les forces sont inégales et le 17, après 9 jours d’insurrection, mesurant le rapport des forces, le soviet de Moscou décide du repli et de la fin de la grève.

La révolution s'acheva dans le sang. On dénombra plus de mille morts dans la capitale, près de quinze mille dans l'ensemble du pays. En quelques semaines, deux mille militants furent arrêtées à Moscou. La répression anti-ouvrière gagna la Russie tout entière. Le nombre total des incarcérés et déportés dépassait 50 000 au printemps 1906.

Beaucoup de conseilleurs du marxisme ont expliqué par la suite que les bolchéviks avaient commis une erreur, qu' « il fallait éviter la lutte ». Ils n’ont fait que révéler leur incompréhension de la lutte des classes. On n'arrête pas la révolution. Dans le cours de la lutte, par deux fois, le soviet de Petersburg avait retenu les masses ouvrières et reporté le moment de l'affrontement décisif avec le pouvoir. Mais il ne faisait que le reporter pour mieux s’y préparer et l’organiser. Le mouvement avait besoin de gagner à lui et d'entraîner de nouvelles forces. En expliquant clairement le rapport de force, les intentions de l'adversaire, le soviet avait à chaque étape défini les tâches qui restaient à accomplir pour créer les conditions de la victoire. Mais le véritable rapport de force ne peut se vérifier qu'à travers la confrontation des forces en présence. On pouvait reporter une manifestation, retarder une action, mais on ne pouvait pas ajourner la révolution.

La contre-révolution

La contre révolution donna un coup d’arrêt au mouvement et se déchaîna dans les mois et les années qui suivirent. Mais le mouvement ouvrier fut loin d’être écrasé ou vaincu. Une période de recul, de démoralisation s’ouvrit, autant pour les masses que pour les militants sociaux-démocrates qui consacrèrent toutes leurs forces à construire et renforcer les bases du parti révolutionnaire de masse dont les ouvriers avaient besoin pour les luttes à venir.

***

1905 a été la première révolution ouvrière moderne, dirigée par la classe ouvrière. La classe ouvrière a fait la démonstration qu’elle était la seule classe capable d’entraîner dans la lutte révolutionnaire toutes les autres classes intéressées au renversement du pouvoir.

C’est dans cette révolution que la classe ouvrière a expérimenté pour la première fois ses propres armes, celle de la grève de masse comme outil politique, qui s’imposait comme la forme évidente de la lutte de classe elle-même. La pratique tranchait les débats politiques. Et pour la première fois émergeait de la lutte elle-même la forme d’organisation et de direction la plus démocratique qui soit, le soviet, comme embryon du pouvoir ouvrier.

Une révolution que Lénine et Trotsky qualifièrent après coup de « répétition générale » ou de « puissant prologue de 1917 ». Puisque, dès 1910, la lutte des classes redémarrait en Russie.

Christine Héraud