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Réunion-débat NPA 33, 8 octobre 2016 - Introduction de Monica Casanova et François Minvielle

juin.36Cet été, ça a été un anniversaire dont on a très peu parlé, sauf nous, à l’extrême-gauche... Au mieux, on connaît les images d’Épinal du bon temps où, comme après la Seconde guerre avec le programme du CNR, Léon Blum a donné les conventions collectives, les congés payés et les 40h avec en arrière-fond les grèves et leurs bals au son de l’accordéon... Léon Blum, politicien réformiste, un « socialiste » vraiment social en comparaison avec ses « continuateurs » Hollande-Valls qui détruisent ce qui reste de ces conquêtes ouvrières !

La seule chose vraie dans tout ça, c’est qu’effectivement, les travailleurs ont considéré le gouvernement Blum comme le leur à la différence de tous les autres, pour la première fois, ils avaient un  « gouvernement de gauche »…

Mais c’est aussi la raison pour laquelle ils ont bousculé ce gouvernement, pour qu’il impose de suite les réformes urgentes et indispensables portées par les grèves, malgré les pleutres politiciens radicaux ou socialistes, les staliniens à la solde de l’URSS de Staline et contre des capitalistes et des banquiers complètement paniqués par la plus grande vague de grèves avec occupation jamais vue en France.

Mais vu la période de marche à la guerre et au fascisme, ce mouvement a acquis une tout autre dimension, une dimension politique cruciale. Il a fait de la France le pays où tout se jouait. Après les défaites ouvrières comme en Italie en 1922, des grèves avec occupation vaincues ce qui permet à Mussolini d’arriver au pouvoir, en Chine en 1927 quand la Commune de Canton est écrasée, ou encore en Allemagne en 1933 où la défaite du mouvement ouvrier permet l’arrivée au pouvoir de Hitler, en France il y aura la possibilité de mettre un arrêt à l’avancée du fascisme, en fait, de changer le cours de l’histoire. Ce qui faisait dire à Trotsky, le seul dirigeant communiste révolutionnaire demeuré internationaliste suite à la dégénérescence de l’URSS, que l’issue de cette confrontation serait le « socialisme ou la barbarie ».

Les époques sont certes très différentes entre 1936 et 2016 : la crise, la menace de guerre ont été alors beaucoup plus graves. La France était beaucoup plus rurale, la condition de la femme était bien plus arriérée qu’aujourd’hui. Il y avait un fort antisémitisme auquel s’ajoute aujourd’hui le racisme contre les arabes. C’était dans un monde qui n’était pas aussi connecté, mondialisé. L’emprise du PS et du PC était vraiment plus importante qu’aujourd’hui.

Mais on retrouve certains problèmes qui ont été posés alors : que faire face à la montée des idées réactionnaires et du racisme, quelle politique antifasciste, que faire avec les classes moyennes déclassées, comment s’adresser aux jeunes soldats, les lier à l’ensemble des exploités, comment faire quand les masses se radicalisent et rejoignent des partis réformistes, quelle différence entre front unique pour la lutte et front populaire électoral, la grève générale comme but ou comme moyen pour prendre le pouvoir ? Comment passer de la lutte défensive à la lutte offensive ?

Nous nous posons des problèmes à la lumière de l’expérience vécue par le mouvement ouvrier pour réfléchir aujourd’hui à nos perspectives de demain.

* * * * *

De 1934 à 1939, en 5 ans, la courbe des luttes et grèves monte en flèche puis s’effondre. Pour la première fois, une vague de grèves touchera profondément toutes les couches de travailleurs du privé, dirigée par des partis de la classe ouvrière et contre un gouvernement qui s’en prétend le défenseur : comment en est-on arrivé là? Et d’abord dans quel contexte ?

Aux origines d’une « situation pré-révolutionnaire »

1-Il y a d’abord une crise économique mondiale qui éclate avec le krach de 1929 aux Etats-Unis et qui a des conséquences dans le monde entier, lorsque les capitaux américains se retirent d’Italie, par exemple.

En Italie, la crise sera retardée mais non évitée. La Italie veut être la deuxième économie européenne après sa victoire militaire dans la guerre de 14-18, mais sa puissance réside dans son empire colonial, contrairement à l’Italie vaincue mais dynamique.

Après la guerre, le capital s’est concentré et financiarisé. On trouve les mêmes administrateurs de holdings et de leurs filiales dans la houille, la banque, l’électricité, le pétrole, la chimie ou les transports. L’Etat est d’autant plus à leur solde qu’il a été indispensable pour relancer la machine économique durant et après la guerre.

Dans l’industrie, la bourgeoisie se lance dans la taylorisation de certains grandes usines comme Renault, mais sans investir outre-mesure dans les machines (c’est la chasse aux chronos surtout, donc la moindre panne retarde tout, les sécurités sont enlevées pour faire du chiffre car le travail se fait encore à la pièce). La classe ouvrière est surexploitée avec de très petits salaires (l’espérance de vie moyenne des ouvriers à l’époque est de moins de 60 ans), des logements exigus avec le strict minimum, les ouvriers travaillent de 48 à 60h par semaine sans vacances car il n’y a pas assez d’argent, comme on le lit dans les récits, romans d’Alline, de Lime, ou on le voit dans les photos de Willy Ronis... Ce qui sera aggravé avec la crise, conduisant à des saisies, des expulsions plus nombreuses encore.

Le patronat dirige ses usines d’une main de fer (diffusions de tracts clandestines licenciement systématique des militants). Il y a 4% de conventions collectives seulement (gagnées par les grèves insurrectionnelles des années 20 dans les grosses boîtes comme la SNCF). Très difficilement, des grèves commenceront à éclater dans les années 1932-1933 à Renault, à Citroën...

Pour faire rentrer les profits avec la concurrence exacerbée de la crise, les populations doivent payer. Le radical-socialiste Daladier (juste la veille de l’arrivée d’Hitler au pouvoir en 1933) fait voter un programme d’économies budgétaires avec des prélèvements sur les traitements des fonctionnaires et la propagande qui va avec sur ces « privilégiés » (déjà !).

Avec la crise, entre 1930 et 35, il y aura moins 36% sur les salaires. On licencie massivement des femmes et des étrangers : Polonais, Italiens, Espagnols ou Belges, 500 000 au moins d’entre eux seront expulsés avec la crise. (même s’ils ne représentaient à cette époque comme aujourd’hui, pas plus de 6,7% de la population active, mais c’étaient déjà de bons boucs émissaires !)

Le chômage de masse se développe ; entre 1930 et 1935, moins 27% d’effectifs dans les entreprises de plus de 100 personnes, du coup, la misère, les soupes populaires, les marches de chômeurs se multiplient…

De plus en plus de petits bourgeois déclassés, commerçants, paysans ruinés deviennent enragés. De 1929 à 1934, les faillites de petits patrons ont augmenté en moyenne de 77%. L’ultra droite Dorgères montera des Chemises vertes en recrutant dans la paysannerie. Cependant, si une partie de la petite bourgeoisie désespérée des villes et des campagnes bascule de plus en plus à droite, elle n’en est pas à s’organiser dans un parti fasciste pour faire le coup de poing contre la classe ouvrière comme en Italie ou en Italie.

2- Dans ce contexte, la marche à la guerre s’accélère. En effet, la cause de la première boucherie mondiale, la concurrence pour le partage du monde impérialiste, n’a pas été supprimée mais exacerbée par le Traité de Versailles qui dépouille l’Allemagne et l’Italie créant un déséquilibre explosif a entre « démocraties » repues et pays floués, vaincus ou ralliés aux vainqueurs mais de moindre importance comme l’Italie.

De plus, les grandes démocraties européennes, soucieuses de leurs seuls intérêts économiques et diplomatiques, n’en ont rien à faire de la démocratie, des droits de l’homme, ni vis-à-vis de leur classe ouvrière, ni vis-à-vis des peuples de leurs colonies, surtout quand ils se révoltent, comme par exemple en Indochine où des grèves sont réprimées dès les années 30.

Alors, lorsque Hitler et ses SS sévissent en Allemagne contre les militants ouvriers, quand il réinstaure le service militaire obligatoire puis remilitarise la Rhénanie –qui ne devait surtout pas l’être sous peine de sanctions de la SDN, cette « caverne de brigands » internationale, selon Lénine-, la France, la Grande Bretagne ne font rien. De même lorsque Mussolini occupe la Lybie, l’Erythrée et l’Ethiopie qui lui reviennent, dit-il, en tant que « nation prolétaire » ! Peu à peu aussi, par crainte du soulèvement des travailleurs, la bourgeoisie fait le choix du fascisme avec l’idée : « Plutôt Hitler que le Front populaire » !

3- Le système parlementaire est alors totalement en crise en France. Face à la combativité montante des travailleurs pris à la gorge par la crise et à une extrême droite de plus en plus puissante (certaines Ligues d’extrême droite commencent à recevoir l’aide de grands patrons comme De Wendel ou Mercier), il se crée une situation de bonapartisme sous la houlette des radicaux-socialistes. Car le gouvernement se prétend au dessus de deux forces en lutte inconciliable. Les radicaux socialistes se veulent en paroles le parti de la moyenne bourgeoisie, mais sont incapables de cacher qu’ils sont les serviteurs du grand capital contre la classe ouvrière qui se bat de plus en plus.

Il s’ensuit une instabilité ministérielle record : le ministère Chautemps a duré 2 mois, celui de Daladier une semaine ; les Pierre, Paul, Camille, Edouard sont remplacés par Camille, Pierre, Paul, les mêmes qui se succèdent, tournent et dégoûtent du système en poussant les plus égarés vers des démagogues autoritaristes, hostiles à toute démocratie.

Le point critique sera atteint avec l’affaire Stavisky. Proche des radicaux, ce banquier véreux ayant échappé à 19 inculpations, escroque l’Etat avec la complicité d’un maire, d’un ministre radical et d’avocats complaisants. Il est retrouvé « suicidé », le scandale éclate. Cela engendre début 1934 de nombreuses et violentes manifs où les Ligues occupent la rue et se développent. La situation se tend entre la classe ouvrière et la grande bourgeoisie, et les classes moyennes sont de plus en plus enragées, disponibles pour la violence.

4- Quelle riposte auront les partis ouvriers de la classe ouvrière, le PS (qu’on appelle encore SFIO) et la PC (SFIC) ? Que vont faire les syndicats ?

Le PS est alors un parti de 120 000 militants environ, totalement intégré au système. Ce n’est un parti ouvrier ni par sa politique ni par sa composition sociale. C’est celui qui a envoyé les militants socialistes sincères se faire massacrer en première ligne à la guerre, le champion de « l’Union sacrée ». C’est le parti des nouvelles classes moyennes, fonctionnaires, employés, etc., partiellement celui de la petite bourgeoisie et de l’aristocratie ouvrière. C’est pourquoi il a refusé 3 fois les propositions de participation gouvernementale des radicaux, malgré son intégration.

Sous la pression d’une base qui se radicalise, sa branche la plus conservatrice, les néo-socialistes scissionnent avec 20 000 militants. En même temps se développe une aile gauche en banlieue parisienne avec Pivert et Zyromski, qui exprime la colère ouvrière et le besoin d’unité avec d’autres militants ouvriers contre le gouvernement radical, le fascisme et la guerre.

Totalement coupée de la SFIO, il y a le PC qui a 30 000 militants. Né dans le feu de la vague révolutionnaire d’après la révolution russe, il a formé dans des luttes très dures des années 20 des militants combatifs lutte de classe, internationalistes et antimilitaristes. En 1935 encore, il aidait les jeunes à se battre contre le rabiot (la prolongation du service militaire à 2 ans) et soutenait les luttes anticoloniales en Indochine ou en Algérie, dont les militants de l’Etoile nord-africaine de Messali Hadj militaient pour certains en France.

Mais sa direction, totalement stalinisée, en bon disciple de l’Internationale Communiste, suit aveuglément tous ses tournants. Il s’est ainsi isolé et affaibli avec, depuis 1928, la politique « classe contre classe » qui consiste à se battre autant contre les socialistes que contre la droite et l’extrême droite, tous deux mis sur le même plan. Avec son slogan de « front unique à la base », il répond à une aspiration naturelle des travailleurs à l’unité dans la lutte tout en la rendant impossible à réaliser, séparant les militants de base de leur direction.

Ces deux partis sont liés chacun à une centrale syndicale CGT depuis sa scission en 1920. Une CGT Jouhaux totalement intégrée, proche de la SFIO, d’environ 500 000 membres, plus présente dans les grands services publics comme les Postes ou l’Education (même si elle existe dans le secteur des métaux, du bâtiment, du textile ou des transports)

Et une CGTU minoritaire et combative de 250 000 militants dont les sommets sont stalinisés, présente dans d’autres secteurs publics, comme la SNCF.

Mais la majorité des travailleurs, dans les grandes mais surtout les petites entreprises, ne sont pas du tout organisés. A Renault par exemple, immense bastion ouvrier de la région parisienne, il y a très peu de syndiqués, durement réprimés.

5- Le 6 février 1934 fait suite au scandale Stavisky.Ce jour-là sont convoqués à Paris plusieurs rassemblements de groupuscules d’anciens combattants et fascistes, les Ligues comme celle des anciens combattants du Colonel de la Rocque, les Croix de Feu ou les royalistes d’Action Française, dont certaines veulent prendre d’assaut le Parlement pour en finir avec la « démocrasouille » suite à la mise à l’écart du Préfet Chiappe, leur allié. Ils manifestent armés de pistolets et de rasoirs : il y aura 15 morts civiles, des milliers de blessés dont certains par balles. L’affiche de résistance que Daladier voulait faire apposer dans les rues à 10h le lendemain, est retirée de l’impression à 12h 30 !

Il finit par démissionner et appelle au secours un vieux routard de province, le radical Gaston Doumergue, une sorte de Deferre/Charles Pasqua de l’époque : totale impuissance des radicaux, se réfugiant dans les bras de ceux qu’ils sont censés combattre !

L’ARAC, liée au PC, fidèle à sa politique de « classe contre classe », avait appelé à manifester aussi le 6 février, mais pas au même endroit, à la fois contre le gouvernement et contre les fascistes… !

Alors, ce sont les ouvriers qui vont organiser clairement la contre-offensive les 9 et 12 février. Le PC appelle d’abord seul à manifester le 9. Il y aura 8 morts, assassinés par la troupe. Partout, c’est la colère, l’angoisse. Les militants ouvriers veulent riposter à l’extrême droite pour défendre, derrière la démocratie, les droits et les libertés, s’en prendre aux vrais responsables de la crise politique et sociale qui éclate sous forme de crise de régime.

Ils imposent l’unité par en bas aux appareils politiques et syndicaux. Il s’ensuit des manifs et grèves communes contre les Ligues, mais aussi contre la crise et la guerre. Dès le 5, la grève des métallos parisiens, dès le 8 en province se multiplient les meetings communs de socialistes et communistes. La CGT appelle finalement à une grève générale 6 jours plus tard, le 12. Elle sera le symbole de cette déferlante ouvrière en riposte au fascisme avec la fusion des cortèges CGT et CGTU parisiens dans une manifestation de 100 000 personnes. Il s’ensuivra l’unification des deux CGT en 1935qui aura alors 900 000 membres.

6- Mais le front unique ouvrier de lutte est confisqué et détourné en une politique de conciliation de classe.

Cependant, apeurés par l’élan spontané de combativité et d’unité des masses qui les déborde, les états-majors politiques et syndicaux qui ont été à la traîne, pour mieux encadrer et noyer le mouvement, le détournent en un mouvement en faveur d’un « tous ensemble républicain » dirait-on aujourd’hui, du PC aux radicaux, en donnant confiance dans des politiciens détestés. Ils mettent ainsi le mouvement ouvrier à la remorque de forces bourgeoises pourries et ennemies.

A partir d’intellectuels proches de lui (Alain, Malraux, Langevin…) réunis au sein du CVIA (Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes), le PC encourage la création d’un front commun pacifiste et hypocrite afin d’éviter que ce soient les travailleurs qui s’unissent sur un programme de classe. Tous ces larbins des partis ouvriers réformiste et stalinien ne jurent que par la « paix » et « le désarmement des milices » d’extrême droite mais pas par la rue, par l’union avec les radicaux qui eux-mêmes servent de marchepied à la réaction !

En mai 1935, le pacte du radical Laval avec Staline officialise le nouveau cours de l’IC, encore un tournant à 360°en fonction des intérêts de la seule bureaucratie de Staline. Car il s’agit maintenant de s’allier avec les mêmes socialistes « traîtres » de la veille, voire avec les radicaux massacreurs de grévistes, fidèles serviteurs de la finance à la tête de la démocratie bourgeoise, au nom de la lutte pour les libertés républicaines, la démocratie, contre le fascisme. L’URSS signe là la mort de l’Internationale communiste. C’est la fin de tout internationalisme et le début du « social-patriotisme » pour le PC aussi, comme pour le PS avant lui.

Des militants communistes sont forcément désappointés (voir Lime, Les Belles journées : comment les ouvriers choqués et révoltés se moquent du militant communiste de l’usine au lendemain du Pacte Laval-Staline : « ils vous prennent vraiment pour des larbins »). En URSS, Staline ne veut plus la moindre critique de ces reniements aussi soudains que brutaux ; de nouvelles purges suite à l’attentat contre Kirov en 1935 aboutiront à l’exécution de Zinoviev et Kamenev, derniers compagnons de Lénine encore en vie, même s’ils avaient déjà renié Trotsky, en août 1936. Pour en finir avec son passé révolutionnaire et internationaliste et faire passer une politique totalement opposée aux intérêts des travailleurs, Staline fait le vide autour de lui.

Alors, pour la première fois dans son histoire, en 1935, le PC fête le 14 juillet que dans sa tradition antimilitariste et internationaliste il avait toujours laissé aux réacs de tout poil. Et il le fait aux côtés des socialistes et des radicaux, réhabilite la République, chante la Marseillaise, défend la Nation, son armée et ses guerres coloniales… Ce même PC qui quelques mois auparavant se battait avec les jeunes contre le « rabiot », la prolongation du service militaire à 2 ans en défendant un programme antimilitariste chez les soldats…

Le surlendemain, le nouveau président du Conseil radical Pierre Laval a les coudées franches pour promulguer 29 décrets-lois. Entre autres, ils imposent une réduction générale de 10% de toutes les dépenses publiques, en particulier sur les salaires des fonctionnaires. Cette «déflation» (économies budgétaires et diminution des salaires et des prix par voie d'autorité) est une politique de rigueur qui laissera le pays plus pauvre et plus désemparé qu'avant. 

La base ouvrière réagit immédiatement : grève à la SNCF, dans les arsenaux, pour les salaires, très violentes voire meurtrières comme à Brest en août 1935. Là, un jeune ouvrier est tué par un officier alors qu’il tentait de remplacer le drapeau tricolore de la Préfecture par un drapeau rouge. Ce qui fait dire au dirigeant du PC Jacques Duclos : « Cette opération porte la marque de la provocation » en ajoutant : « Nous attachons un trop grand prix à notre collaboration avec le Parti radical pour ne pas nous dresser contre les provocateurs ». Il a choisi son camp, tout est dit !

7- Un programme réformiste modéré

Le PC et la SFIO avaient scellé leur union au sommet le 27 juillet 1935. Elle avait déjà commencé par des désistements mutuels lors d’élections cantonales puis municipales en 1935 avec un programme qui conduira au Pacte du Front Populaire en vue des prochaines Législatives de 1936.

Le front unique des travailleurs en lutte est ainsi détourné en Front Populaire électoral, et d’un instrument de subversion en un gentil programme respectueux de l’ordre, de l’armée, des institutions, de la Nation avec de toutes petites mesures inspirées du programme PS-PC (ennemis la veille !), acceptables par les radicaux. Donc, plus question de s’attaquer aux banques ni au chômage. C’est sous la pression du PC que ce programme sera des plus modérés.

En janvier 36, le programme du Rassemblement populaire est publié. Les revendications politiques sont minimales : dissolution des Ligues, défense de la liberté, réforme en faveur de la presse, défense abstraite du droit syndical, défense de l’école laïque (et obligatoire jusqu’à 14 ans). Pas d’accord sur le droit de vote de 20 000 « musulmans d’Algérie » mais une simple enquête parlementaire qui bien sûr, ne donnera rien...

On demande au gouvernement radical, soutien du capital, de dissoudre ses Ligues ! Et on demande à la SDN, « caverne de brigands » de faire la « paix », tout en revendiquant la nationalisation des industries de guerre, non pour que les travailleurs les contrôlent, mais pour en garder la maîtrise pour la guerre à venir des capitalistes !

Quant aux « revendications économiques », il y a une réduction du temps de travail (non fixée alors que la CGT défendait depuis des années les 40h) sans perte de salaire, le droit à la retraite, un plan de grands travaux (comme Roosevelt aux USA pour relancer l’économie après la crise, mais avec moins de moyens), une caisse de chômage ; aucune contrainte pour la finance.

En réalité, il s’agit d’un programme d’intervention très mesurée de l’Etat correspondant à ce que défendait quelques années auparavant le Parti radical, avant son évolution vers la droite.

8- La victoire électorale de 1936, reflet déformé de la poussée contestataire

La campagne électorale des Législatives se fait avec une certaine fièvre. La participation aux deux tours de l’élection sera élevée (plus de 84%), de même que la participation au Premier mai.

A l’issue du 2nd tour, le dimanche 3 mai, le Front populaire remporte 329 députés contre 220 pour la droite (moins 40). Le fait que le PC et la SFIO marquent la plus forte progression au détriment du Parti radical qui enregistre un fort recul, traduit sur le plan électoral que les classes populaires se radicalisent. La SFIO progresse de 97 députés à 146 ; le PC de 10 députés à 72 ; le PR recule de 159 à 106. Cela s’ajoute aux nombreuses mairies gagnées par le Front Populaire ou le PC aux municipales (39 rien que dans la couronne ouvrière de Paris).

Pendant un mois, jusqu’au 4 juin, Blum mène des tractations pour composer son gouvernement. La CGT refuse d’avoir des ministres, comme le PC, pour ne pas effrayer la bourgeoisie. Ceci dit, il est convenu que tous les mercredis matin, Blum recevra discrètement chez lui Thorez et Duclos, avant le Conseil des ministres. Les dirigeants du PC rassurent la bourgeoisie, comme le député Waldeck Rochet : « Les électeurs ne se sont pas prononcés pour la Révolution. [...] Nous prendrons nos responsabilités en collaborant à l’amélioration du sort des classes laborieuses dans le cadre de la société actuelle ».

Blum compose donc son gouvernement avec la SFIO et le PR soutenus par le PC. Il veut avec de grands discours creux noyer la clairvoyance des masses qui veulent passer à l’attaque. Il déclarera d’ailleurs, lors de son procès en 1942, qu’il a ressenti la grève comme « une gifle le frappant au visage ».

9- Une vague de grève avec occupation, qu’aucune organisation du Front populaire n’a voulue

Le mouvement de grève démarre simultanément dans deux usines de l’aviation militaire, dépendant des commandes d’Etat, le 11 mai à Bréguet au Havre et le 13 mai à Latécoère à Toulouse. Il s’agit d’une réaction défensive pour des faits similaires, le licenciement de 2 et 3 ouvriers syndicalistes pour leur participation aux manifestations du 1er mai. Dans les deux usines, la majorité des ouvriers se mettent en grève pour obtenir la réintégration et passent la nuit dans l’usine. Les maires FP des deux villes interviennent comme médiateur et donnent satisfaction aux grévistes : réintégration des militants licenciées, paiement des heures de grève. Il n’y a presqu’aucune médiatisation de ces deux conflits très rapides. L’Humanité en parle à peine.

Ces grèves défensives vont être tout de suite suivies par des grèves plus revendicatives, comme à l’usine Bloch à Courbevoie, où les 14 et 15 mai, après deux jours de grève et une nuit d’occupation, le patron accepte les revendications ouvrières pour de nouveaux droits : accord collectif, légère augmentation des salaires, paiement des jours de grève, et droit aux congés payés.

Le 24 mai, la manifestation annuelle au Mur des Fédérés pour rendre hommage aux Communards de 1871 est massive : plus de 600 000 manifestants à Paris. Pierre Franck, un militant trotskyste écrit « les digues sont rompues ». Et en effet, ce jour là, la classe ouvrière prend conscience de sa force, de son nombre et manifeste son impatience.

Cette vague qui commence s’inscrit dans une situation internationale de remontée des luttes ouvrières qu’on ne pourra pas développer ici. En février 1936, un Front populaire équivalent a remporté une victoire électorale en Espagne, dans un contexte de tension et de regain des luttes. En Belgique, une vague de grève générale commence dans les ports en juin, avec occupations, et les travailleurs gagneront similairement les mêmes droits qu’en France. En Grèce, le PC tente aussi une politique de Front populaire et des grèves éclatent en mai 36. Le mouvement finit écrasé par un coup d’Etat au mois d’août. Au Portugal, ce sont des marins qui s’insurgent contre les officiers en septembre. Aux USA aussi la classe ouvrière relève la tête. Et même dans l’Allemagne nazie, des ouvriers d’Opel font grève, avant d’être écrasés par le régime nazi. Ce rapide survol nous permet surtout de comprendre la peur de Staline face à une situation nouvelle, potentiellement révolutionnaire, qui pourrait déstabiliser son pouvoir, et affaiblir les régimes bourgeois sur qui il compte depuis 1935 comme alliés face au nazisme. Cela explique aussi toute la politique du PC pendant la vague de grève qui démarre.

A ce moment là, alors que le gouvernement n’est pas encore installé, la 1ère vague de grève commence à s’élargir, par en-bas. Elle commence par les usines de la métallurgie en région parisienne, des grèves courtes, qui obtiennent le plus souvent rapidement satisfaction sur des revendications arrachées usine par usines, sur les salaires, les conditions de travail, parfois les congés... Souvent, la reprise a lieu avec seulement de vagues promesses patronales. Le 28 mai, un cap est franchi avec l’entrée dans la lutte des 35 000 ouvriers de chez Renault, suivis par tous les salariés de l’automobile.

Et partout, ce sont les occupations d’usines, dont aucune organisation n’a pris l’initiative et qui surprennent tout le monde. Un mois plus tard, le 16 juin, Jouhaux déclare lui-même à la CCN de la CGT : « Le mouvement s’est déclenché sans qu’on sût comment et où ». C’est tout dire.

Le gouvernement intérimaire ne sait pas quoi faire : réprimer, laisser passer... Au Sénat, des patrons déclarent : « pas d’usage de la police... nous risquons le conflit sanglant... c’est du sang qui rejaillira sur nous et cela nous interdira peut-être de reprendre la direction de nos usines ».

Cette peur des patrons de tout perdre était bien réelle, 19 ans à peine après la Révolution russe. Et en même temps, la classe ouvrière qui s’engage dans la lutte à ce moment là a fortement été renouvelée, ce n’est plus la même qu’avant la terrible saignée de 14-18. Elle est plus jeune, plus féminisée, de multiples origines, avec des travailleurs des colonies, des immigrés d’Europe. Elle est pour l’instant sans grande tradition de combats communs.

Les grèves avec occupation pouvaient prendre l’apparence d’une réappropriation des moyens de production, mais il s’agissait surtout d’empêcher la production de sortir, de contrôler l’outil de travail, de peser sur les patrons, mais pas de l’idée de prendre le pouvoir, de contrôler la production elle-même.

Les dirigeants syndicaux qui n’étaient pour rien dans cette vague d’occupation ont su saisir l’occasion qui leur était offerte par la classe ouvrière pour avoir plus de poids dans les négociations. Il n’était pas question pour eux de s’appuyer sur ce pas en avant extraordinaire pour donner des perspectives plus radicales, franchir une étape vers la prise en main de l’économie par les salariés eux-mêmes, par le contrôle ouvrier. Bien au contraire, et ils on senti que si les grévistes restaient chacun dans leur usine, les occupations pouvaient d’une certaine façon contenir le mouvement, en laissant les militants chacun dans leurs bastions, sans liens organisés entre eux, sans cadre plus large pour discuter d’une perspective commune plus radicale.

Et, en effet, en cette fin du mois de mai, les dirigeants de la CGT négocient les conditions de la reprise du travail, comptant sur un apaisement en échange de la promesse de quelques revendications importantes pour quelques usines de la métallurgie qui avaient été à la pointe de la bataille. Un apparent apaisement est obtenu, le nombre de grévistes recule fortement, avec moins de 10 000 le 31 mai, contre plus de 70 000 les jours précédents. Mais à la surprise générale, la grève connait un regain le 2 juin avec plus de 150 entreprises occupées, puis 200, 300... Les dirigeants syndicaux, aussi surpris que les patrons, publient une déclaration commune « Résolues à maintenir le mouvement dans le cadre, la discipline et la tranquillité du début, les organisations syndicales s’affirment prêtes à y mettre un terme dès l’instant et partout où les justes revendications ouvrières seront satisfaites ».

10- Le gouvernement Blum espère calmer la vague

C’est dans cette ébullition que le gouvernement Blum prend ses fonction les 4 juin... de façon un peu précipitée... Blum et tous les ministres multiplient les déclarations, sur l’air de ça va changer, les lois sociales vont être adoptées, vous n’avez plus besoin de faire grève, le gouvernement est là...

Cela n’empêche pas le mouvement de grandir encore. Le 6 juin marque un pic, avec près de 12 000 grèves enregistrées, dont 9 000 avec occupation, soit 2 millions de grévistes.

Toutes les usines de la métallurgie qui avaient repris le travail le 31 mai sont de nouveau occupées. Des moyennes et petites entreprises rejoignent la grève. Il s’agit maintenant de grèves plus longues, de plusieurs jours, et qui touchent de nouveaux secteurs de l’industrie et des services, et toutes les grandes villes du pays. Quand dans une usine un accord est obtenu et la reprise du travail décidée, il n’est pas rare que la grève redémarre le lendemain parce que les ouvriers d’une usine voisine ont obtenu un meilleur accord.

Dans quelques services publics, des grèves démarrent, mais elles sont encadrées et vite arrêtées par des organisations syndicales plus puissantes et plus organisées que dans le reste de la classe ouvrière.

Paniqué pendant deux jours, incapable de gérer cette situation de crise, d’intervenir pour peser dans chaque grève, le gouvernement Blum n’a pas d’autre choix que d’essayer de calmer la situation en agissant au niveau d’un accord national. Blum reconnaitra plus tard que c’est d’ailleurs le grand patronat qui lui a demandé d’organiser la rencontre entre la CGPF, le gouvernement et la CGT qui aboutit à l’accord Matignon signé dans la nuit du 7 au 8 juin.

Passons sur les conditions de la discussion, les allers-retours vers la foule réunie à l’extérieur, les échanges courtois et la promesse, sans garantie, des représentants de la CGT de pouvoir faire évacuer les usines.

L’accord Matignon décrète : les contrats collectifs de travail ; des droits syndicaux avec élections de délégués du personnel ; des augmentations entre 15 et 7%, avec une moyenne maximale de 12%.

Toute la presse ouvrière titre le lendemain sur la « victoire » obtenue, le « triomphe », la « victoire sur la misère », etc. Sans oublier de dire que les ouvriers peuvent maintenant reprendre le travail...

Jouhaux, secrétaire général de la CGT, déclare qu’une nouvelle ère de coopération commence, où le gouvernement joue un rôle d’arbitre, il théorise le dialogue entre partenaires sociaux. Le dialogue social est une vieille histoire...

Dans les usines, l’accueil est tout autre. Les salaires sont tellement bas et différents d’une usine à l’autre que cette augmentation en pourcentage ne satisfait personne. Les patrons et syndicalistes qui veulent appliquer strictement l’accord sont souvent désavoués par les assemblées de grévistes qui exigent plus et qui refusent de reprendre le travail avant le début des négociations. Un second accord Matignon doit être signé le 10 juin pour cadrer un peu plus la question de l’augmentation des salaires, et qui appuie davantage l’engagement à la reprise du travail, dès l’ouverture des négociations dans chaque entreprise.

  1. Une deuxième vague plus forte encore, porteuse d’un potentiel révolutionnaire

Loin d’arrêter la grève, les deux accords Matignon encouragent sa généralisation et un deuxième pic est atteint, le plus haut de tout le mouvement, le 11 juin. Au cours de cette deuxième vague, ce sont plus de 5 millions de salariés qui s’engageront dans la grève.

On ne peut pas faire le tour de ces milliers de lutte, qui sont autant d’histoires d’émancipation collective. On ne peut qu’encourager à lire Danos et Gibelin qui racontent ces grèves, secteurs par secteurs. On va citer quelques exemples significatifs de plusieurs problèmes de l’organisation de la lutte, des exemples qui montrent le potentiel extraordinaire que représentait cette mobilisation.

Dans une brochure de l’époque, Pierre Franck écrit « Qui a fait la grève ? Sauf les ouvriers des services publics et les fonctionnaires, tous les corps de métier : pas seulement les ouvriers de la métallurgie, du textile, des mines, du bâtiment, des ports et docks pour qui la grève n’était pas un moyen de combat nouveau. Dans la lutte ont participé les exploités de toutes les industries chimiques et aussi les employé-e-s des grands magasins, les exploités des hôtels, des cafés, des restaurants, les garçons bouchers, épiciers, charcutiers, les ouvriers agricoles, les jardiniers, horticulteurs, etc. ».

Le témoignage suivant illustre bien les mécanismes de la grève ; il s’agit de celui d’une philosophe, Simone Weil, qui avait fait le choix d’aller travailler en usine pour vivre la condition ouvrière. Son témoignage illustre aussi que les femmes travailleuses ont été pleinement actrices de ce mouvement, participant aux occupations et à toutes les tâches de la grève. Elle raconte d’abord la dureté de l’exploitation, des cadences, des bas salaires, la brutalité, le mépris. Elle explique ensuite : « Dès qu’on a senti la pression s’affaiblir, immédiatement, les souffrances, les humiliations, les rancœurs, les amertumes silencieusement amassées pendant des années ont constitué une force suffisante pour desserrer l’étreinte. C’est toute l’histoire de la grève. Il n’y a rien d’autre. ... On pliait sous le joug. Dès que le joug s’est desserré, on a relevé la tête, un point c’est tout. ... il s’agit de bien autre chose que de telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle. […] Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange. » Elle en exprime aussi les limites : « il faut noter un fait bien compréhensible, mais très grave. Les ouvriers font la grève mais laissent aux militants le soin d’étudier le détail des revendications. […] Ce n’est pas au moment où pour quelques jours on s’est évadé de l’esclavage qu’on peut trouver en soi le courage d’étudier les conditions de la contrainte sous laquelle on a plié jour après jour, sous laquelle on pliera encore. Il y a des limites aux forces humaines. » Elle pose ensuite les problèmes que devaient se poser de nombreux ouvriers : les revendications seront-elles tenues dans la durée, avec la montée vers la guerre ? ou est-ce que ce sera une nouvelle recrudescence du chômage ? le travail sera-t-il aussi dur ensuite ? ne faudrait-il pas aller jusqu’au contrôle ouvrier ? Et elle conclut « l’avenir le dira ; mais cet avenir, il ne faut pas l’attendre, il faut le faire ».

Sauf que cette question, celle du contrôle ouvrier, celle du pouvoir qui pourrait naitre des comités de grève aucune des deux principales organisations ouvrières, la CGT et le PC, ne veulent la populariser, en faire l’objectif politique de la grève, bien au contraire. Mais le témoignage de Simone Weil montre bien que la question était posée par la grève elle-même.

Un autre exemple de la puissance de cette deuxième vague est celui de la grève des employés des grands magasins parisiens. Personne n’y croyait, tant ces salariés mal payés, à la commission, mais souvent élégants, surnommés les calicots, semblaient soumis, non syndiqués. Le secrétaire du syndicat du commerce d’ailleurs ne voulait pas de cette grève « une occupation des Grands Magasins, mais c’est très grave… il faudrait d’abord faire un inventaire. Un inventaire ! Autant dire qu’il n’y aura jamais d’occupation ».

En Afrique, en Algérie, au Maroc, en Tunisie, les grèves sont massives aussi. Là où ce sont les Algériens qui sont majoritaires, notamment parmi les ouvriers agricoles travaillant dans les grandes exploitations des colons, les incidents sont graves, avec une répression policière violente, des milices patronales armées autorisées par l’Etat, et utilisation de l’aviation pour surveiller les campagnes. Au Sénégal, la grève de décembre 36 est si forte que le patronat, effrayé, cède sur tout : augmentation des salaires, règlementation, du travail des femmes, inspection du travail. 42 syndicats sont créés dans la foulée de la grève.

En Indochine, la mobilisation est très forte. Plus de 20 000 mineurs font grève en novembre, pour les salaires et contre les injustices coloniales, le travail forcé. Le pouvoir répond par la répression, la grève s’étend et est durement réprimée. Les militants trotskystes, très influents, avaient même réussi à imposer au courant stalinien de faire un journal commun.

Aux Antilles, les grèves des travailleurs des plantations sont massives. Les gouverneurs ont le plus grand mal à calmer la révolte.

Le Front populaire maintient l’ordre colonial avec la même brutalité que ses prédécesseurs. Et le PC soutient cette politique, lui qui quinze ans auparavant, défendait l’émancipation des peuples et avait gagné une certaine influence auprès des travailleurs des colonies.

Pour revenir à la situation ici, des comités de grève ont bien été construits, comme par exemple, pendant la grève de l’usine Morane-Saulnier, production de métallurgie pour l’aviation, à Puteaux, dans la banlieue ouest de Paris, avec une organisation qui devient un modèle pour les autres usines de la région. Les militants installent un comité de grève large, dans lequel les délégués du syndicat sont minoritaires, et c’est une assemblée générale quotidienne qui prend toutes les décisions. Des commissions sont organisées, propagande, ravitaillement, surveillance et défense face aux menaces des Croix-de-feu… Le comité de grève prend à bras le corps tous les problèmes. Comme le dit un témoignage « les chefs commencent à comprendre que le patron d’aujourd’hui s’appelle Ouvrier ».

Pour la constitution des comités de grève, pour l’organisation de la lutte, on voit que l’influence d’un militant politique peut suffire à armer des centaines de salariés, dispersés dans de nombreuses usines. Mais pour que cette politique arme l’ensemble des cinq millions de grévistes, leur donne confiance à aller plus loin dans leur propre organisation de la lutte, dans leur coordination, pour aller vers un contrôle ouvrier de la production, pour se poser la question du pouvoir, il aurait fallu que les militants révolutionnaires soient assez nombreux et organisés pour avoir une influence dans l’ensemble de la classe. Ce n’est pas le cas.

Avec cette deuxième vague, progresse aussi le niveau d’organisation de la lutte. Le modèle des soviets, des assemblées ouvrières, est encore dans toutes les têtes, moins de vingt ans après la révolution. Par exemple, les militants de la grève à l’usine Hotchkiss de Levallois, ont été à l’initiative d’un réseau de comités de grève, le « comité central de grève des métallurgistes de la région parisienne ». La puissance de cette coordination de comités de grève, un soviet dans les faits, était telle que l’appareil syndical n’a pas cherché à l’affronter directement et que L’Humanité a accordé à ce fait une certaine publicité. A la 1ère assemblée, il y a des représentants de 33 usines. Lors de la deuxième réunion, le « comité central » réunit 280 usines représentées par 350 ouvriers.

Cette progression illustre bien la force qu’aurait pu avoir une telle politique, si elle avait été menée par des milliers de militants sur l’ensemble du territoire et dans les colonies. Mais encore une fois, non seulement ce n’était pas la politique du PC et de la CGT, mais ils la combattaient.

Un autre exemple de lutte radicale illustre que la situation était révolutionnaire. Il s’agit d’un des rares exemples de reprise en main de la production sous contrôle ouvrier, pendant la grève chez Delespaul Havez, racontée dans La Lutte ouvrière, journal trotskyste, du 11 juillet 36, où un de leurs camarades travaillait. Cette usine produit des biscuits et du chocolat, à Marcq-en-Baroeul, dans le Nord. Face à 650 salariés, le patron résiste au maximum, contrairement à d’autres qui avaient lâché assez vite sur quelques revendications. Après 28 jours d’une grève dure, le 3 juillet, les travailleurs décident de relancer la production, en assurant la défense de l’usine pour empêcher l’intrusion de la police. La production est relancée pendant quelques heures… jusqu’à ce que les autorités du Front populaire fassent couper l’électricité et l’eau, ce qui empêche le fonctionnement de la plupart des machines. Les ouvriers réussiront quand même à produire du pain et à ravitailler d’autres usines en grève. Mais l’étouffement « technique » est redoublé par le silence médiatique exigé par Salengro pour ne pas que cela fasse contagion. L’Humanité publie une déclaration du PC « contre les fausses nouvelles… les ennemis du peuple qui font courir le bruit que les ouvriers en grève veulent faire marcher les usines »

Plus rare encore, l’armement des travailleurs. Le ministre de l’Intérieur, Salengro, évoque une seule situation, dans la banlieue de Lille, où les ouvriers auraient pris des armes, en indiquant qu’il s’agissait d’une action pour se protéger d’une menace fasciste.

Que ce soit la question de la direction démocratique de la lutte par des comités de grève, la question de la coordination de ces comités de grève entre eux, et la question de la reprise en main de la production, tous ces exemples montrent que les possibilités étaient là. Ce n’est pas la classe ouvrière qui manquait à l’appel, qui n’était pas disponible pour des perspectives révolutionnaires, mais bien le manque d’une organisation pour mettre en œuvre ces perspectives, les populariser, aider la classe ouvrière à franchir toutes ces étapes vers le contrôle ouvrier, vers la prise en main de l’économie et de la société.

C’est un des enseignements de la lutte de 36, la grève générale en elle-même, fut-elle la plus massive, ne suffit pas à résoudre les problèmes ouvriers. C’était une question qui avait traversé tous les débats du mouvement ouvrier français, avec les syndicalistes révolutionnaires notamment. Et à laquelle la Révolution russe et les bolcheviks avaient apporté leur réponse. La grève peut devenir pleinement révolutionnaire… si une force politique l’aide à formuler la question du pouvoir, et à la mettre en œuvre pratiquement. Et, malgré les efforts du courant trotskyste, cette force politique, ce parti révolutionnaire, ne pèse pas assez pour cela.

12- Le courant trotskyste trop faible pour peser

Petit retour en arrière. En février 1934, le courant trotskyste compte une centaine de militants en France, leur journal tire a environ 3000 exemplaires. A ce moment, de nombreux jeunes travailleurs se politisent. Repoussés par le stalinisme du PC, c’est plutôt vers la SFIO qu’ils se tournent, un parti réformiste, mais qui laisse s’exprimer en son sein un courant de gauche plus contestataire. A partir de cette situation, toute la discussion que les militants trotskystes ont avec Trotsky est animée de la préoccupation de se lier aux masses. Faire de l’entrisme dans la SFIO tout en affichant clairement son programme pour gagner ces nouveaux militants, puis quitter la SFIO pour construire un parti révolutionnaire, publier une presse, militer dans les syndicats... toutes ces questions provoquent des discussions, des enthousiasmes, mais aussi des doutes, des divisions profondes. Certains enregistrent de vrais succès, gagnent de l’influence, mais n’arrivent pas forcément à la consolider. Tout cela sous la pression du parti stalinien qui fait la chasse aux trotskystes. Pendant toute la montée ouvrière, le courant est divisé, il ne se réunifie que le 2 juin 36, en fondant le POI, avec un journal La Lutte ouvrière.

C’est dans ce journal que Trotsky publie au fur et à mesure du mouvement ses textes, envoyés depuis la Norvège. Il écrit par exemple : « Léon Jouhaux, à la suite de Léon Blum, assure à la bourgeoisie qu'il s'agit d'un mouvement purement économique, dans les cadres stricts de la loi. [...] Selon la légende, à la question de Louis XVI : "Mais c'est une révolte ?", un de ses courtisans répondit : "Non, sire, c'est une révolution." Actuellement, à la question de la bourgeoisie, "C'est une révolte ?", ses courtisans répondent : "Non, ce ne sont que des grèves corporatives." En rassurant les capitalistes, Blum et Jouhaux se rassurent eux-mêmes. Mais les paroles ne peuvent rien. Certes, au moment où ces lignes paraîtront, la première vague peut s'être apaisée. La vie rentrera apparemment dans son ancien lit. Mais cela ne change rien au fond. Ce qui s'est passé, ce ne sont pas des grèves corporatives, ce ne sont même pas des grèves. C'est la grève. C'est le rassemblement au grand jour des opprimés contre les oppresseurs, c'est le début classique de la révolution. » (19 juin 1936, dans La Lutte ouvrière). La situation était bien révolutionnaire, les travailleurs sont descendus dans l’arène politique où se joue leur destin.

Pendant la grève de mai-juin 36, le journal du POI, La Lutte ouvrière, fixe des perspectives, la généralisation des comités d’usine permanents, leur coordination, des comités de paysans, de soldats, de chômeurs. Les militants ouvriers pèsent là où ils sont, comme on l’a vu avec les exemples précédents, mais ils ne sont pas assez nombreux.

La bataille menée par l’Etat contre eux, avec l’interdiction de leur journal et des arrestations, ainsi que par le parti stalinien qui dénonce les trotskystes et appelle à les chasser des grèves, montre bien que leur crainte était bien réelle, crainte qu’une direction révolutionnaire gagne une influence forte dans la grève.

13- Une deuxième série de concessions de Blum pour calmer la grève

Blum est attaqué de toute part. Par la classe ouvrière qui conteste son action dans les faits, en exerçant sur son gouvernement une pression qui l’oblige à aller beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait voulu, même si son niveau d’organisation ne lui permet pas de formuler cette contestation. Et par la bourgeoisie et la droite qui l’accusent d’être incapable d’arrêter cette grève porteuse du danger révolutionnaire. Son allié gouvernemental, le Parti radical, pèse dans le même sens.

Dans la précipitation, les projets de loi pour la semaine de 40 heures, les congés payés, et les contrats collectifs, sont rédigés en une journée, en accord avec la direction de la CGT. Aucun de ces trois points ne faisaient partie du programme du Rassemblement populaire. Le 9 juin, les projets sont déposés, adoptés par les commissions du Parlement et du Sénat entre le 10 et le 12. Toutes les lois sont adoptées au plus tard le 17 juin.

14- La pression du PC et de la CGT pour la reprise

La CGT voit ses rangs grandir fortement pendant la grève. Elle s’appuie sur cette force pour essayer de contrôler au maximum l’évolution du mouvement. Elle impose que les négociations au sein de chaque entreprise soient menées par des délégués dûment mandatés par ses cadres, sans ces délégués mandatés, les accords ne doivent pas être possibles. La déclaration du 14 juin de sa direction est claire : félicitations aux grévistes, félicitations au gouvernement, avertissement au patronat et cette mise en garde : « nécessité absolue qui s’impose aux organisations syndicales de maintenir l’ordre le plus strict dans le pays ».

La pression est telle après le pic du 11 juin que Blum commence à envisager une politique de répression. Il déclare « Ce que le gouvernement peut et doit dire, c’est qu’il est parfaitement résolu à assurer l’ordre de la rue ». Et il commence à faire remonter vers Paris des pelotons de gardes mobiles, malgré les réticences du PC qui estime que cela peut aggraver encore la situation. Pas de réticence du PC par contre quand Blum décide le 12 juin de saisir La Lutte ouvrière, le journal trotskyste et de poursuivre ses dirigeants.

C’est à ce moment là, au sommet de la grève, que le PC met tout son poids pour essayer d’en finir. Pendant ces quelques semaines, ses effectifs ont fortement progressé et il compte maintenant plus de 140 000 adhérents. Le soir du 11 juin, il réunit une vaste assemblée des militants de la région parisienne, et Thorez lance son célèbre « Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue ». Cette citation connue s’inscrit dans un discours qui certes, réaffirme son soutien total au mouvement de grève, mais qui est sur le fond entièrement tourné pour convaincre qu’il faut combattre « l’aventurisme révolutionnaire » comme il disait. Et il mène une véritable campagne autour du mot d’ordre « le front populaire n’est pas la révolution » !

Un des moyens de pression que le PC utilisait pour peser dans ce sens était le danger d’une insurrection urbaine qui serait coupée des campagnes. Le mouvement ouvrier français avait été marqué par l’écrasement de la Commune de Paris, isolée du reste du pays. Thorez : « Il n’est pas question de prendre le pouvoir actuellement. ... ça n’est pas pour ce soir, ça n’est même pas pour demain matin. Non, ... toutes les conditions ne sont pas encore réunies pour le pouvoir des soviets en France. Je veux en indiquer une seule. Nous n’avons pas encore derrière nous, avec nous, décidée comme nous jusqu’au bout, toute la population des campagnes. » et il affirme la nécessité de construire d’abord « la réconciliation française. Il adresse son salut chaleureux aux travailleurs catholiques et Croix-de-feu qui avec les socialistes et les communistes arborent dans les usines le drapeau tricolore de nos pères et le drapeau rouge de nos espérances » !

A cette campagne s’en ajoutait une autre dans la continuité du Pacte Laval-Staline, et qui a sans doute pesé tout autant sur les militants communistes, bien résumée par le député PC Gitton : « nous estimons impossible, face à la menace hitlérienne, une politique qui risquerait de mettre en jeu la sécurité de la France ». Bref, surtout pas de révolution au moment où l’URSS a besoin de la France comme alliée militaire.

Toute la presse bourgeoise se félicite de l’orientation du PC et de son sens des responsabilités et le parti s’engage sur une véritable campagne autour de cette orientation.

15- Le reflux, le retour de balancier vers la barbarie

Dans les jours qui suivent, faute d’autre perspective, les travailleurs assistent aux discussions autour des contrats collectifs qui sont discutés dans les entreprises et signés en nombre. Les grévistes ont le sentiment plus que légitime d’être victorieux. Les accords boites par boites s’achèvent par des fêtes pour l’évacuation des usines, on termine la tête haute, en musique, cortège et drapeaux en tête. Le 14 juillet, des manifestations de la victoire ont lieu dans toutes les villes, sauf à Paris où elle est annulée, par crainte des tensions.

Cette étape d’après les accords et les lois adoptées se traduit aussi par un morcèlement des conflits. La décrue est lente, elle connait des sursauts, des tensions violentes parfois, mais isolées, comme celles des marins de Marseille qui chassent leurs officiers des bateaux et hissent les drapeaux rouges. Jusqu’au 14 juillet, la vague décroit, et ce jour-là, les manifestations populaires sont énormes, durent tard dans la nuit, mais se déroulent dans le calme.

Avec le reflux, Blum et son ministre de l’intérieur, Salengro, durcissent la répression. Les préfets ont pour consigne de faire déférer devant le Parquet ceux qui dirigeraient des luttes sans être dûment mandatés par la CGT pour signer les accords. Dès le 7 juillet, Salengro prend l’engagement devant le Sénat de « faire cesser les occupations par tous les moyens appropriés »... puis explique aux dirigeants syndicaux qu’il voulait dire qu’il pensait à l’intervention des militants syndicaux... avant d’envoyer des gendarmes préalablement désarmés...

Dès le 14 juin, sentant le reflux, les forces réactionnaires relèvent déjà la tête. En Algérie, les cortèges de grévistes sont attaqués par des groupes fascistes. Dès le 19 juin, à Paris, les groupes de droite réunissent des milliers de personnes pour célébrer l’anniversaire de la Marseillaise, les ministres présents préfèrent s’éclipser discrètement. Une bataille des drapeaux, rouges contre tricolores, s’engagent dans de nombreuses villes, avec des bagarres de rue, des blessés, où les groupes fascistes sont le plus souvent vaincus.

Plus profondément, c’est le capital qui engage la bataille pour reprendre ce qu’il a perdu. Trotsky analyse que les réformes arrachées par la grève ne pourront pas être supportées par l’économie capitaliste dans son état de délabrement : « déjà, le capital financier et ses organes politiques préparent la revanche avec un froid calcul » (Devant la seconde étape, 9 juillet 1936). C’est la hausse des prix entre mai et novembre 1936 qui atteint plus de 35% pour les produits industriels, et qui se poursuit jusqu’en octobre 1937, pour atteindre plus de 80 %. Pour les denrées alimentaires, c’est 30% de plus en un an, 54% en deux ans. Pour l’habillement, 63% puis 73%, etc.

L’Etat obéit aux exigences du capital. Depuis le début de la crise, chaque année le déficit du budget augmente, l’Etat doit faire appel au crédit auprès des banques... et pour cela, il faut que l’Etat inspire confiance aux préteurs, grands bourgeois et groupes financiers. C’est l’objectif que vise Blum à travers plusieurs étapes : une dévaluation de la monnaie en septembre 1936, puis il décrète « la pause » en février 1937, pour refuser de satisfaire les revendications des fonctionnaires. Blum justifie la pause en expliquant qu’il faut arrêter la course entre les salaires et la hausse des prix... et pour cela, il fait le choix de bloquer les salaires. A cela, Blum ajoute des mesures facilitant la circulation internationale du capital. Le journal patronal Le Temps commente : « C’est plus qu’une pause, c’est une conversion » ! Blum est engagé dans une course vaine pour attirer les capitaux, y compris d’autres pays.

Cette politique de soumission au capital explique aussi son refus d’apporter son aide aux républicains espagnols pendant la guerre civile. Il est évident qu’il n’allait pas aider la révolution, mais beaucoup croyaient qu’il aiderait au moins la République contre Franco. Son refus est doublement motivé : ne pas déplaire à la finance britannique qui soutient Franco ; ne pas prendre le risque que la révolution l’emporte en aidant le camp républicain.

Cette course après la confiance du capital est vaine. Blum n’arrive pas à gagner de nouveaux crédits. Son gouvernement est contraint de démissionner en juin 1937. La démission du gouvernement Blum ne suscite pas de protestation dans le monde du travail qui a vu ses acquis reculer si vite.

La liquidation du Front populaire se fait rapidement. D’abord, un gouvernement radical avec participation socialiste, le gouvernement Chautemps, est élu par la même chambre majoritairement Front populaire, et aussitôt, les banques décident à nouveau de prêter l’argent nécessaire. Six mois plus tard, en janvier 38, un second gouvernement Chautemps, uniquement avec des radicaux. Trois mois plus tard, en avril 38, un gouvernement Daladier, avec les radicaux et la droite, dans son discours d’investiture, Daladier déclare « il n’est pas besoin de beaucoup de paroles pour les Français comprennent que l’heure est venue de servir dans l’ordre et le travail ». On a déjà vu qu’avec la hausse des prix, toutes les augmentations de salaires ont été rattrapées et réduites à néant. Pour l’application de la semaine de 40 heures, il en va de même tout au long des années 37 et 38. Le patronat obtient d’abord la suppression de jours fériés, puis d’autres, récupérant ainsi 80 heures de travail supplémentaire dans l’année. Les dérogations se multiplient, au nom des spécificités de tel ou tel secteur. Et c’est finalement la cause suprême du militarisme, la production pour la défense nationale, qui justifie toutes les dérogations.

Dans ce climat, l’extrême-droite fasciste regagne du terrain. Les Croix-de-Feu dissoutes en juin 36, sont aussitôt reconstituées dans le Parti social français de La Roque, et Doriot, un ex du PC, a fondé le Parti populaire français au même moment, sans s’opposer formellement au gouvernement du Front populaire. Ils développent des syndicats professionnels nationalistes, promouvant la collaboration de classe, dénonçant au nom de la nation, le marxisme, la CGT, le PC, etc. Leur succès est très relatif. Mais avec le développement de l’Action française et des Cagoulards, organisations plus bourgeoises, financées notamment par Michelin, toute cette réaction pèse sur la situation et affaiblit le camp ouvrier.

La classe ouvrière ne reste pas passive face à ce danger contre lequel elle s’était levée en février 1934. Le 16 mars 1937, le PSF veut tenir un meeting à Clichy. La mairie SFIO et les organisations locales appellent à une contre-manifestation qui réunit 10 000 personnes, et que les dirigeants veulent éloigner du lieu du meeting fasciste. Une partie de la manifestation part vers le meeting et s’affronte au service d’ordre fasciste qui tire sur les manifestants. La police reste passive. Il y a cinq morts dans les rangs ouvriers. Face à l’hypocrisie du pouvoir, les grèves éclatent le lendemain et le surlendemain, mais la colère réussit à être canalisée contre le fascisme, et pas contre le gouvernement qui l’a protégé.

Les résistances ouvrières restent sans perspective, le dos au mur. La CGT n’a pas d’autres perspectives que d’en appeler à l’Etat pour faire respecter les accords et lois de 1936, elle demande des arbitrages. En fait, Jouhaux décline sur le terrain syndical la « pause » proclamée par Blum au niveau gouvernemental. Dans toute cette période, le PC joue le jeu stérile du parlementarisme, par le jeu d’amendements aux textes de lois qui se succèdent, amendements systématiquement rejetés. Le malaise est profond dans la classe ouvrière. Les possibilités d’action sont limitées par la participation des organisations aux conciliations avec le patronat. Les reculs subis et les divisions au sein du mouvement ouvrier fragilisent aussi la confiance dans ses propres forces, paradoxalement au moment où les organisations comptent le plus grand nombre d’adhérents. Des grèves sauvages éclatent, sans obtenir le soutien de la CGT ou du PC. Il y a eu un très grand nombre de grèves en 1937 et 1938, mais elles sont isolées, morcelées, défensives. Très peu sont victorieuses. Beaucoup doivent faire face à la répression, aux gardes mobiles. Pour donner un seul exemple, à Goodrich, en décembre 37, les travailleurs engagent une lutte contre une sanction injuste, ils occupent l’usine. La garde mobile est appelée. L’alerte circule et des milliers de salariés d’autres usines viennent entourer à leur tour la garde mobile que le préfet décide de retirer. Le patron, avec l’accord des syndicats, obtient l’évacuation de l’usine pour ouvrir les négociations. Il procède ensuite au licenciement de 52 ouvriers pour fait de grève. Le syndicat accepte. Un comité de grève de 35 travailleurs refuse. L’assemblée de 2000 ouvriers est divisée, écœurée, affaiblie et au bout de trois réunions, elle finit par plier, avec une abstention massive, en faveur de la reprise du travail. Ce genre de défaites se sont multipliées pendant toute cette phase. En mars-avril 1938, c’est toute la métallurgie parisienne qui retrouve le chemin de la lutte, à propos de la reconduction de la convention collective. La grève n’est pas unifiée par le syndicat qui n’en veut pas, et par le PC qui veut la tranquillité. Malgré cela, le 8 avril, plus de 60 000 ouvriers sont en grève, occupant 40 usines. Le 12 avril, ils sont 170 000 dans 170 usines. Sans perspective collective, c’est la logique des négociations boite par boite qui morcelle cette vague et la fait rentrer dans le rang. Le journal du patronat de la métallurgie écrit : « l’horizon semble se dégager... on commence à voir clair et à revenir au bon sens ». Au cours de l’année 1938, 80% des grèves enregistrent des défaites.

La réaction est générale. En mars 1938, Hitler annexe l’Autriche. La marche vers la guerre est une évidence pour tous. Le PC renforce davantage encore son soutien à l’Etat français comme allié militaire de l’URSS... alors même que le gouvernement Daladier se prépare à signer les accords de Munich en septembre 38, espérant éviter la guerre avec l’Allemagne nazie.

La provocation pour en finir avec la révolte ouvrière. En novembre, le Parti radical annonce son retrait officiel du Front populaire et son ministre des Finances, Reynaud, provoque : « Nous vivons en régime capitaliste... il faut obéir à ses lois. Ses lois, c’est le profit, la liberté des marchés... Croyez-vous que dans l’Europe d’aujourd’hui la France pourra à la fois maintenir son train de vie, dépenser 25 milliards d’armement et se reposer deux jours par semaine ? ». S’ensuivent une série de décrets-lois : semaine de 6 jours, suppression des majorations pour heures supplémentaires, autorisation du retour du travail aux pièces, sanctions pour refus d’heures supplémentaires pour la défense nationale, étalement des congés payés, etc. Les réactions ouvrières sont nombreuses, spontanées, avec des grèves de toute part. Les usines occupées sont aussitôt évacuées par la police. Face à la grève de Renault, le 23 novembre, ce sont 100 pelotons de garde-mobiles qui sont mobilisés, 1500 agents attaquent l’usine, la bataille dure près d’une journée, faisant des centaines de blessés et trois cent arrestations. La CGT répond en appelant à une grève générale... une semaine plus tard, le 30 novembre. L’appel de la CGT est clair : « quels que soient les circonstances et les événements, le travail devra reprendre le 1er décembre au matin. La grève se fera sans occupation d’usines, de chantier ou de bureau. Le mercredi 30 novembre, il ne sera organisé aucune manifestation et tenu aucune réunion. » L’échec est bien préparé et il se produit. 1500 ouvriers de l’aviation, nationalisée, sont licenciés suite à la grève. Dans le privé, 800 000 salariés sont lock-outés, et repris progressivement durant le mois qui suit, mais à des conditions bien inférieurs, hors contrat collectif. A cela s’ajoute plus de 800 peines de prison ferme prononcées par les tribunaux.

La voie est ouverte pour la bourgeoisie pour préparer la guerre. Il faut rappeler que c’est cette même chambre élue en mai 1936 qui interdira le PC en septembre 1939, après que celui-ci ait justifié l’alliance entre Hitler et Staline, le pacte germano-soviétique, un mois avant. Cette chambre votera ensuite les pleins pouvoirs à Pétain.

« Quand on mène une lutte révolutionnaire pour le pouvoir, il faut voir clairement la classe à laquelle le pouvoir doit être arraché. Les ouvriers ne reconnaissaient pas l'ennemi, car il était déguisé en ami. Quand on lutte pour le pouvoir, il faut, en outre, des instruments de combat, le parti, les syndicats, les soviets. Ces instruments ont été enlevés aux ouvriers, car les chefs des organisations ouvrières ont construit un rempart autour du pouvoir bourgeois afin de le masquer, de le rendre méconnaissable et invulnérable. Ainsi la révolution commencée s'est trouvée freinée, arrêtée, démoralisée.

Les deux années et demie écoulées depuis lors ont découvert peu à peu l'impuissance, la fausseté et le vide      du Front populaire. Ce qui était apparu aux masses travailleuses comme un gouvernement "populaire" s'est révélé un simple masque provisoire de la bourgeoisie impérialiste. Ce masque est maintenant jeté. La   bourgeoisie pense, apparemment, que les ouvriers sont suffisamment trompés et affaiblis et que le danger immédiat de révolution est passé. Le ministère Daladier est seulement, selon le dessein de la bourgeoisie,         une étape avant un gouvernement plus fort et plus sérieux de dictature impérialiste. »

Trotsky, L'heure de la décision approche : sur la situation en France - 18 décembre 1938

16- Pour conclure et ouvrir le débat...

Les conquêtes des travailleurs ont été à la mesure de l’immense vague ouvrière de 36, jamais vue depuis les grèves insurrectionnelles des années 20 et seulement égalée par mai 68, sans doute, même si cela n’a été que dans le privé.

Ca a été non seulement les 40h et les congés payés qui perdurent encore, bien que de plus en plus attaqués. Mais la prise de conscience de la force des exploités qui font tout fonctionner et sans qui tout s’arrête, rendant les coups collectivement, et donc forcément joyeusement, énergiquement et dignement. Il n’est pas étonnant que beaucoup de dirigeants de comités de grève ou de luttes aient été des jeunes et des femmes. C’est là la marque d’un profond processus révolutionnaire. Et il sera contagieux puisque d’autres grèves éclateront dans les colonies et en 1937, aux Etats-Unis aussi se multiplieront les grèves massives avec occupation.

Cependant, faute d’une direction révolutionnaire, cet énorme élan a été deux fois trahi : une première fois, c’est la volonté de lutte contre le fascisme qui a été détournée en soutien à la République bourgeoise, de fait mis à la remorque des radicaux complètement pourris eux mêmes serviles devant le grand patronat. Et une deuxième fois, c’est la grève qui a été mise au service du Front populaire et des élections au lieu que, par le front unique ouvrier, elle prenne la voie de comités, de « soviets » pour la prise du pouvoir par les travailleurs.

Si le personnel politique de gauche, les dirigeants socialistes et communistes sont venus au secours des radicaux avec le Front Populaire pour tous servir les intérêts de la bourgeoisie, les masses ont manqué cruellement d’un état-major à elles. Elles ont eu le réflexe de se battre jusqu’au bout mais sans politique consciente, pensée, portée par des militants dont l’expérience collective servirait à unifier la lutte pour aller vers leur prise du pouvoir, seul moyen de récupérer ce qui avait été volé par la bourgeoisie et d’arrêter la boucherie impérialiste qui se préparait.

Le mouvement ouvrier défait en France et en Espagne, le monde plongera dans la barbarie de la guerre. Les capitalistes auront un nouveau répit, non sans résistance à nouveau plus tard, après la Seconde guerre mondiale, avec l’énorme vague de révolte dans les colonies, même si elle ne sera plus sous le sceau de l’internationalisme prolétarien comme en 1917.

Quand on regarde l’expérience de 1936, on s’aperçoit combien chaque génération monte sur les épaules de la précédente. On voit combien nous nous situons dans une autre période. Car si la grande grève a abouti au premier gouvernement socialiste de France, et pour la première fois et pour une longue période, à un PC plus nombreux et fort que le PS, aujourd’hui, on constate combien ces deux partis qui n’ont plus aucune politique ouvrière, complètement adaptés au système sont, pour l’un un vieux parti de gouvernement, pour l’autre, un parti allié du pouvoir et mourant, dont la base ouvrière diminuée ne trouve plus aucun dirigeant à elle dont elle aurait envie de défendre la candidature à la prochaine Présidentielle, par exemple.

Une nouvelle période qui verra sans doute la fin de la longue période de recul même si c’est avec des soubresauts, amorcée par la défaite de la Révolution russe dont nous allons fêter le centenaire.

A travers quelles luttes, avec quels partis, cela reste à écrire en se servant d’expériences comme celle la grève de 1936 contre le Front Populaire dont nous allons discuter maintenant.

Mónica Casanova - François Minvielle

Nous avons terminé cet exposé par la lecture de ce texte de Jacques Prévert, écrit pour la troupe Octobre qui allait jouer des pièces de théâtre dans les usines, pour les ouvriers en grève.

Printemps... Eté... 1936

La faim…
La fatigue…le travail…la misère…le chômage…
Le travail…la faim…le froid…la chaleur…la poussière
La poussière…la fatigue… la fatigue et l’ennui.
L’ennui et la fatigue…la fatigue et l’ennui
Voilà la vie des travailleurs
La voilà…la chaleur…la fatigue…la misère
L’ennui…le travail à la chaîne…la misère et l’ennui
Soudain le travail se réveille, casse sa chaîne…
Pose son outil…et tous les travailleurs se réveillent avec lui.
Et tous les cœurs se mettent à battre avec un grand bruit…
L’ennui s’enfuit…l’espoir s’amène…
Et voilà qu’il pousse un grand cri : la grève…
La grève…partout…partout la grève…
C’est une grève comme on n’en a pas vu souvent
Et le patronat grince des dents
Les ouvriers occupent les chantiers…les usines…
Les mineurs couchent dans leurs mines
Les garçons-épiciers campent chez Félix-Potin
Et ça dure des jours et des jours
Et ça dure des jours et des nuits…
Et les grévistes dorment…ils ont des rêves
Mais pour les gros c’est l’insomnie.
Pour le capital, c’est la mauvaise nuit…
La mauvaise nuit…
De sa fenêtre, le capital voit ses usines occupées
Par les hommes des taudis
Il voit des drapeaux rouges flotter
Et le tricolore aussi…
Mais les drapeaux tricolores, c’est pas ce qui lui fait peur.
C’est le rouge qu’il craint
Celui de la Commune…
Celui du Cuirassé Potemkine, celui d’octobre 1917
Celui qu’on agite dans toutes les rues… dans tous les pays
Et le capital se fait de la bille… il rage….
Tout se passe très bien…aucun incident
Le calme est impressionnant…
Il ne manque pas un boulon chez Renault
Pas une pompe à vélo chez Peugeot
Pas un bouton de guêtre chez Raoul
Pas un jambon chez Olida
Et l’on raconte même qu’aux Galeries Lafayette
Une vendeuse du rayon des layettes
A trouvé par terre une épingle de sûreté
Et qu’elle l’a rapporté au rayon mercerie !!!
L’ordre…
Le calme…
La correction…
Pas le moindre petit incident.
C’est inquiétant…
Mais il faut se méfier tout de même, camarades
Il tient le coup, le capital
On sait bien, grâce à vous
Il en a pris un bon coup
Mais tout de même, il tient le coup, camarades…
Méfiez-vous… méfiez-vous… méfiez-vous
Il est dur, rusé, sournois…le capital
Il vous passera la main dans le dos
Pour mieux vous passer la corde au cou
Méfiez-vous
Défendez-vous
Il est malin le capital, camarades
Il a plus d’un tour dans son sac
Méfiez-vous, camarades
Elle n’est pas tricolore, non plus
Elle est rouge la vie…
Défendez-vous contre la mort
Contre le monde des affameurs
Qui voudraient bien nous voir mourir
Au champ d’honneur
Pour la patrie….

Jacques Prévert

LECTURES

Analyse politique

Trotsky, Le mouvement communiste en France (1934-1939) p.395-638 dont « Où va la France ? », Editions de Minuit

Trotsky, Œuvres, tomes 5 et 6 (1935), EDI

Parmi eux, quelques textes :

C'est au tour de la France ! Pour la Quatrième Internationale (mars 1934)

                https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1934/03/lt19340300.htm

Où va la France ? (octobre 1934)

                https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf.htm

Du plan de la C.G.T. à la conquête du pouvoir (avril 1935)

                https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1935/04/lt19350405.htm

Aux jeunes socialistes et communistes qui veulent penser (juillet 1935)

                https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1935/07/lt19350722.htm

Front Populaire et Comités d'action (novembre 1935)

                https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1935/11/lt19351126.htm

La France à un tournant (mars 1936)

                https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf5.htm

L'étape décisive - 5 juin 1936

                https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf6.htm

La révolution française a commencé - 9 juin 1936

                https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf7.htm

Devant la seconde étape - 9 juillet 1936

                https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf8.htm

L'heure de la décision approche : sur la situation en France - 18 décembre 1938

                https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf9.htm

Frank Pierre, du 6 au 12 mai 1934 dans « Pour un portait de Pierre Frank », La Brèche

Frank Pierre, Préfaces de 1958 et de 1968 à « Où va la France ? » de Trotsky dans « Pour un portait de Pierre Frank »

Brochures de LO pour le 50ème anniversaire de juin 36

Sur les faits historiques et les grèves

Danos Jacques, Gibelin Marcel, Juin 36 (1986), Maspéro/réédition Les Bons caractères

Kergoat Jacques, La France du Front populaire (2006), La Découverte

Lefranc Gaston, Juin 36 (1966), Julliard

Le Gall Jacques, La question coloniale dans le mouvement ouvrier en France (2013) Les Bons caractères

Wolikow Serge, Le monde du Front populaire (2016), Cherche Midi

Weil Simone, Grèves et joie pure (réédition 2016) Libertalia

Romans, récits, théâtre, photos

Lime Maurice, Les belles journées (1947), Gallimard

Alline Maurice, Le cahier ouvrier (2003), Ouest-France

Trotsky, Journal d’exil (1935), Folio

Guérin Daniel, Front populaire, révolution manquée (1970), Actes Sud Babel

Prévert Jacques, Textes pour le groupe, octobre 1932-1936 (2007) Gallimard

Ronis Willy, Daeninckx Didier : A nous la vie ! Photos illustrées Hoëbeke (2016)